Il y a le mot.
Il y a, aussi, juste avant le mot.
Ici, un sens mobile que l’on n’a pas encore circonscrit tout à fait.
Là, un mot qui apparaît, précisant et limitant à la fois ce sens en mouvement.
Sans trop s’en rendre compte, on troque le trouble du mouvement pour la clarté immobile.

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Je cherchais autre chose.  Quelqu’un m’avait dit, un jour, il y a déjà plus de 10 ans, que le français possédait jadis – le jadis n’avait d’ailleurs jamais été précisé – de nombreux mots pour dire amour.  Jamais autant que l’arabe, qui en possède des dizaines, mais tout de même un peu plus de nuances potentielles que ce que nos outils linguistiques francophones nous permettent d’exprimer.  L’idée me semblait intéressante: y aurait-il une sournoise censure qui naîtrait à l’usure, au tri et aux classifications de mots afin d’effacer les zones troubles?

Je fouillais donc.  Trifouillais plutôt.  Et à travers ce feuilletage effréné, j’ai trouvé un livre qui a capté toute mon attention: Les disparus du XXe / Les 10 000 mots disparus et les 18 000 mots apparus au XXe siècle de Jean-Claude Raimbault. Ce livre fait la liste exhaustive des apparitions et des disparitions de mots à travers le XXe siècle dans le Petit Larousse illustré.  En parcourant les longues énumérations d’un vocabulaire étonnant (les disparus) et questionnant (les apparus), j’ai cru voir apparaître des champs sémantiques qui, entre les apparus et les disparus, créaient de curieuses correspondances.  Les mots associés à la peur, à l’ordre, au capital, à la mesure d’un côté (apparus), puis à la ripaille, à la malséance, aux sciences occultes, à l’approximation, aux sensations de l’autre (disparus) se sont mis à faire des aller-retours dans ma tête.

Je me suis alors mise à fréquenter toutes les bibliothèques de la ville, puis celles de la ville de Québec. (Le CALQ ne possède pas de fonds spécial pour un voyage de recherche à la Bibliothèque nationale de France, là où j’aurais pu trouver l’étagère fantasmée regroupant les différentes éditions du Petit Larousse illustré…).  J’ai consulté l’édition de 1981 à la Faculté de musique de l’UQÀM, puis celles de 43 et de 52 avec des gants blancs aux Archives nationales de la rue Holt.  Étonnamment, j’ai pu emprunter l’édition de 1919 à la Bibliothèque des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Montréal alors que j’ai dû consulter celle de 1918 à la Collection nationale.  Sur les étagères de l’Université Laval, j’ai trouvé 1971, 1973, 1974, 1975, 1977, 1979, 1980…  Puis dans leur annexe, 1929, 1941,1942… Et ainsi de suite.  Fine spécialiste de la consultation rapide, je n’avais plus besoin de tourne-feuille

J’en avais assez de tous ces mots que l’on utilise allègrement sans trop savoir ce qu’ils trimbalent avec eux.  Assez de tout ce parlage immesurable.  De toutes ces idées que l’on a mises dans ma tête : vivement qu’on me désaveugle!

Je porte un regard critique sur les mots qui nous permettent (ou non) de penser, les mots que l’on ne malmène pas assez, les mots qui, pour être vraiment exacts, devraient eux aussi être inventés constamment. Quelles sont ces vagues –apparition et disparition de mots – qui, à travers les siècles, nous forgent une pensée particulière? Ces mots qui entrent et sortent de nos bouches, apparaissent un jour, on ne sait trop pourquoi et se collent à nous pour quelque temps : qu’est-ce qu’ils trimbalent avec eux? Son projet utilise l’espace de la ville comme espace collectif de réflexion sur les mots que nous employons.